Il y a quelques mois Arte rediffusait La Couleur pourpre de Steven Spielberg, ce qui tombait à point nommé, car j'avais très envie de revoir cette adaptation depuis un certain temps. J'ai donc redécouvert avec plaisir ce film que je trouve tout simplement merveilleux. C'est une ode à la vie, à la liberté, mais aussi à l'amour. Je savais que le film avait été adapté d'un roman écrit pas Alice Walker et je n'avais, jusqu'à cet été, jamais eu la curiosité de le lire. Publié en 1982, et récompensé par le très prestigieux prix Pulitzer l'année suivante, La Couleur pourpre est considéré à présent comme un classique de la littérature américaine.
Depuis plusieurs années, j'ai une appétence particulière pour la littérature du sud, la faute à Carson McCullers certainement. J'aime lire des auteurs avec des points de vue différents. J'ai d'ailleurs commencé Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell qui n'a, pour le coup, rien à voir avec le roman dont je vais vous parler aujourd'hui. Ayant revu à deux reprises le film de Spielberg ces derniers mois (merci Arte de rediffuser vos films) et lu le roman dans le même temps, je vous propose aujourd'hui mon avis sur ces deux œuvres.
La Couleur pourpre est un roman épistolaire d'un peu plus de trois cents pages. Celie, une jeune femme noire de la Géorgie, adresse des lettres à Dieu dans lesquelles elle raconte son quotidien. Celie vit dans la ferme de ses parents avec sa sœur Nettie et le reste de sa fratrie. Sa mère étant malade et faible, celui qu'elle croit à tort être son père en profite pour abuser d'elle sexuellement. Celie tombe enceinte à deux reprises. Séparée de ses enfants, qu'elle croit morts, Celie est ensuite arrachée à sa sœur - qu'elle aime plus que tout - afin d'épouser un homme plus âgé qu'elle, Albert Johnson, un fermier noir qui a perdu son épouse dans des circonstances mystérieuses et violentes.
Celie subit quotidiennement la violence de son époux, mais aussi des enfants de ce dernier. Monsieur, comme elle l'appelle, la viole et la bat. La seule personne qui lui procure de la joie est sa sœur Nettie, qui s'installe chez eux pendant un temps pour fuir leur père. Mais dans la ferme de Mr Johnson, Nettie devient également un objet de désir pour son beau-frère, qui aurait souhaité l'épouser à la place de Celie. Echappant à une tentative de viol de Monsieur, Nettie est chassée par ce dernier et jure à sa sœur de lui écrire. Mais Celie ne reçoit aucune lettre et pense que Nettie est donc morte.
Voici le synopsis du roman, mais aussi du film. L'adaptation de Spielberg est réputée pour être très fidèle au roman, pourtant ce n'est pas mon avis. Je considère la relecture du réalisateur de E.T. comme un chef d'œuvre, mais avec néanmoins quelques partis pris discutables. C'est d'ailleurs tout à fait normal. On ne peut pas restituer fidèlement un roman dans un film. Ce support oblige souvent un réalisateur à faire des raccourcis et des petits changements.
L'homosexualité de Celie
Dans le film de Spielberg, la passion amoureuse de Celie pour Shug Avery, la maîtresse d'Albert, est très peu montrée à l'écran. L'éveil sexuel de Celie est mis en scène timidement par un simple baiser lesbien qui émoustille Célie. Or, dans le roman, Shug apprend à Celie la sexualité. D'abord en lui faisant prendre conscience que son sexe n'est pas qu'un objet au service de son époux et servant à procréer, puis en lui faisant découvrir qu'il est un organe aussi dédié à son propre plaisir. Shug apprend à Celie à se masturber et partage sa couche à plusieurs reprises. Nous comprenons donc bien qu'elles ont des rapports sexuels.
Dans le film, rien de tout cela, bien qu'on devine que Celie est amoureuse de Shug. Dans le roman, les sentiments de Shug pour Celie sont bien plus flous. Elle aime les hommes, mais son amour pour Celie est ambigu et elle ne peut s'empêcher de la faire souffrir à plusieurs reprises. Elle continue de coucher avec Albert, épouse Grady et entretient ensuite une liaison avec Germaine, un homme plus jeune qu'elle. De plus, elle aime toujours Albert qu'elle n'a pas pu épouser.
Shug symbolise dans le roman l'émancipation féminine, mais également le plaisir. Marginalisée par sa famille et sa communauté, Shug incarne une femme libérée qui a bâti sa propre fortune grâce à sa carrière de chanteuse. Pour sa communauté, Shug est une femme dangereuse qui représente une menace pour l'ordre établi. Elle ne se soumet à personne et est un objet de fascination pour Celie et Albert qui ne peuvent que l'aimer et la respecter.
Le cas d'Albert Johnson, dit "Monsieur"
Parlons à présent d'Albert, l'époux de Celie et l'amant de Shug. Porté à l'écran en 1985 par Danny Glover, Albert est un personnage complexe qui est abordé différemment dans les deux œuvres.
Il est d'abord dépeint comme un époux abjecte et violent, obéissant à ses pulsions. Celie subit quotidiennement la brutalité de son époux, aussi bien physiquement que psychologiquement. C'est d'ailleurs à lui qu'elle doit la majeure partie de ses malheurs, dont la séparation durant des décennies avec sa sœur Nettie. Albert méprise ouvertement Celie et la traite comme une bête de somme et un objet sexuel pour assouvir ses pulsions en l'absence de Shug.
Pour autant, Albert est un personnage doté d'une humanité qu'il cache derrière sa monstruosité, la faute à un amour douloureux. Albert souhaitait épouser Shug, mais son père était contre ce mariage et lui a imposé une femme qu'il n'aimait pas. Le mariage a donc été malheureux et sa femme a été assassinée par son amant. Il a donc, pendant des années, associé le mariage à un contrat et considéré que l'épouse était au service de son époux.
Dans le film, la perversité d'Albert n'est pas cachée. Danny Glover montre à quelques reprises que son personnage éprouve des scrupules et n'est pas toujours en phase avec l'homme que la société lui impose d'être: un homme viril et despote devant régner en employant la violence sous toutes ses formes. L'un des exemples remarquables est quand il chasse de chez lui Nettie qui s'est défendue quand il a tenté de la violer. Cette scène est extrêmement brutale et à la fois émouvante, car elle inaugure la longue séparation des deux sœurs. Albert brutalise sa belle-sœur, l'arrache aux bras de Celie, la malmène et la fait fuir en lui lançant des cailloux. Quand cette dernière jure que seule la mort l'empêchera d'écrire à sa sœur, nous percevons pendant un court instant un trouble sur le visage d'Albert, qui entrevoie certainement le caractère abjecte de son acte. Mais il ne cède pas à ce sentiment et chasse la pauvre Nettie, dont il cachera pendant des années les lettres destinées à Celie.
Ce n'est que quand Shug est présente qu'Albert faiblit. Shug est la seule femme qu'il ait jamais aimée et la seule qu'il respecte totalement. Dans le film, nous avons une scène comique qui démontre cette ambivalence chez Albert. Il souhaite préparer lui-même le déjeuner de Shug, mais il ne sait pas cuisiner. Celie assiste donc hilare à cette scène, d'autant plus que Shug envoie à la figure de son amant le plateau. Il prend d'ailleurs la défense de cette femme de mauvaise vie devant son père qui l'insulte en arguant qu'il est le seul à comprendre Shug. C'est d'ailleurs en partie grâce à Shug qu'Albert s'apaise et ne violente plus Celie. En effet, en l'apprenant Shug témoigne son dégoût à Albert, car elle ne pensait pas qu'il pouvait être aussi monstrueux. Avec Shug, Albert avait toujours été doux et respectueux.
Mais c'est sur la rédemption d'Albert que les deux œuvres prennent des chemins radicalement opposés. Dans les deux œuvres, cette rédemption est amorcée par l'annonce du départ de Celie, lors d'un repas de famille. Celie dit ses quatre vérités à tout le monde et surtout à Monsieur. Ce dernier réplique, insulte coquettement son épouse, en vient aux mains et finit par la laisser partir, puisqu'il n'a pas vraiment le pouvoir de l'y empêcher. D'autant plus que c'est avec Shug que Celie s'en va.
Dans les deux œuvres, Albert traverse une sale période, mais Spielberg fait un raccourci: Albert reprend sa vie en main au moment où il permet à Nettie, Samuel, Adam, Olivia et Tashi de revenir aux Etats-Unis. Dans le roman d'Alice Walker, la rédemption d'Albert est bien moins simple et plus longue. Albert se transforme petit à petit. Il reste aussi seul dans sa ferme et devient un bonhomme misérable. Puis il se reprend en main et prend conscience qu'il a été horrible. C'est en restituant les dernières lettres de Nettie à Celie que le personnage trouve petit à petit la paix. Celie observe notamment qu'Albert devient un homme plein de sagesse, ce que lui confirment Sofia et Harpo. Albert travaille dans sa ferme, écoute ses proches et aide son prochain. Il devient également un homme sensible qui collectionne notamment les coquillages.
Dans le film, Albert et Celie ne se parlent plus après le départ de cette dernière, contrairement au roman. Albert et Celie deviennent des amis et des confidents pour l'un et pour l'autre. Albert se soucie de Celie et, par l'entremise de Shug, cherche à faire rentrer Nettie et sa famille aux Etats-Unis. Il apprend également à coudre et aide Celie à confectionner des pantalons. En bref, la transformation du personnage est totale et il accepte le refus de Celie de ne pas entretenir avec lui une sorte de liaison amoureuse, bien qu'ils restent mariés.
L'émancipation de Celie
L'émancipation de Celie est balayée en quelques scènes dans le film: elle quitte Albert avec Shug, prend le train, hérite de la maison de son enfance et ouvre sa boutique. Dans le livre, le cheminement est bien plus long. Celie s'interroge sur la voie à suivre et se demande si elle est vraiment capable de s'assumer toute seule, les mauvaises paroles d'Albert résonnant encore dans sa tête.
En regardant le film de Spielberg, nous sommes en droit de nous demander pourquoi Celie ouvre un magasin de pantalons. Cet événement paraît un peu anodin dans le film et arrive comme un cheveu sur la soupe. Dans le roman, la confection des pantalons est un élément central très développé. C'est grâce à Shug que Celie coud des pantalons pour s'empêcher de tuer Albert, quand elle apprend qu'il a caché pendant des années les lettres de Nettie.
Cette occupation lui permet de canaliser sa rage et elle la reprend à Memphis chez Shug pour ne pas s'ennuyer en l'absence de son amie. Contre toute attente, elle devient sa vocation et lui permet de s'émanciper. Le pantalon, au début du XXe siècle, était encore un vêtement destiné aux hommes. Or, Celie fabrique cet habit pour les deux sexes. Peu à peu, les pantalons de Celie trouvent leur succès et permettent à leur créatrice de devenir une femme d'affaire autonome financièrement. Elle hérite également de la maison de son enfance et a donc enfin un endroit pour elle.
Et le titre de l'œuvre dans tout ça?
Je me suis longuement interrogée sur le titre du roman d'Alice Walker, qui a aussi donné son nom au film de Spielberg. A aucun moment le film ne donne d'explication et de signification au nom de l'œuvre. Le pourpre est un genre de rouge foncé et violacé qui a plusieurs symboliques dans le roman, et le film ne prend pas le temps de les développer.
Le pourpre est communément associé à la religion, celle qui colore l'habit des cardinaux dans la religion catholique. Mais pas de catholicisme dans La Couleur pourpre. Le pourpre symbolise dans un premier temps le sang et la violence. Celie la subit d'abord par son père adoptif, qui la viole et la bat. Elle accouche difficilement de ses deux enfants et devient stérile. Elle est ensuite victime de la brutalité de son époux et des enfants de ce dernier. Le pourpre prend ensuite une autre signification, il colore les parties génitales de Celie qui les découvre grâce à Shug. Cette couleur est aussi l'emblème de la chanteuse qui porte des vêtements rouges et violets.
Progressivement le pourpre n'est plus la couleur de la violence et de la domination masculine, mais celle de l'émancipation féminine et de la sensualité. Quand Celie confectionne ses pantalons, elle en offre un à Sofia, une femme qui refuse d'être dominée, avec une jambe de couleur pourpre, car elle symbolise aussi Sofia. Cette dernière a quitté son époux, Harpo, mais a été réduite au silence par les blancs pendant des années en étant emprisonnée. Elle finit aussi par se libérer de sa prison aussi bien physiquement que mentalement.
Je pense que le roman d'Alice Walker est vraiment très audacieux. Il donne une voix à un personnage qui est déconsidéré par la société à cause de son sexe et de sa couleur de peau. Celie se questionne sur sa place dans le monde, sur sa foi, sur sa sexualité, mais également sur son identité. Alice Walker traite également d'autres sujets, tels que la rédemption et le pardon. L'adaptation de Spielberg souffre néanmoins de quelques défauts et ne va jamais aussi loin qu'Alice Walker dans son roman.
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