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L’héritage littéraire de Jane Austen et des sœurs Brontë à la lumière de l’expérience refusée selon Virginia Woolf


Orgueil et Préjugés Jane Austen Les Hauts de Hurlevent Emily Brontë Villette Charlotte Brontë

Il y a quelques semaines, je suis tombée sur un post Instagram des Editions de la Variation qui présentait Être femme, un recueil de deux essais écrits par Virginia Woolf et traduits par Justine Rabat : « Les femmes et la fiction » et « Des professions pour les femmes ». Pour illustrer cette publication, la maison d’édition a choisi une citation extraite de ce recueil paru en janvier 2022.




Orgueil et Préjugés, Les Hauts de Hurlevent, Villette et Middlemarch ont été écrits par des femmes à qui toute forme d’expérience a été violemment refusée. Être femme, Virginia Woolf, trad. Justine Rabat.

Cette phrase m’a donné matière à réflexion. Virginia Woolf désigne ici quatre autrices britanniques : Jane Austen, Emily Brontë, Charlotte Brontë et George Eliot. Deux d’entre elles – Jane Austen et Emily Brontë – ne se sont jamais mariées, tandis que les deux autres ont convolé en justes noces à la toute fin de leur vie. Jane Austen et les sœurs Brontë ont aussi en commun d’avoir eu une existence brève, écourtée par la maladie.


Quelle est la signification exacte que Virginia Woolf accorde à "toute forme d'expérience" ? Fait-elle allusion à la vie conjugale, à la sexualité, aux relations amoureuses ? Ou bien s'agit-il simplement de la liberté d’agir en tant que femmes de lettres dans la société aux XVIIIe et XIXe siècles ?


La négation de l'identité féminine


Jane Austen, décédée à l’âge de quarante-et-un ans, n’a jamais été connue de son vivant, ou seulement pas une élite restreinte. Elle a publié anonymement ses romans, mais a revendiqué son sexe par un sobre "by a Lady". A la différence de l’autrice d’Orgueil et Préjugés, les sœurs Brontë ont faire paraître leurs œuvres en se faisant passer pour des hommes. Charlotte sous le pseudonyme de Currer Bell, Emily sous celui d’Ellis Bell et Anne adoptant le nom d’Acton Bell.


Dans la Notice biographique d’Ellis et Acton Bell (1850), Charlotte Brontë écrit ceci :


Averse to personal publicity, we veiled our own names under those of Currer, Ellis, and Acton Bell; the ambiguous choice being dictated by a sort of conscientious scruple at assuming Christian names positively masculine, while we did not like to declare ourselves women, because—without at that time suspecting that our mode of writing and thinking was not what is called ‘feminine’—we had a vague impression that authoresses are liable to be looked on with prejudice; we had noticed how critics sometimes use for their chastisement the weapon of personality, and for their reward, a flattery, which is not true praise.

"Opposées à toute publicité personnelle, nous avons dissimulé nos propres noms sous ceux de Currer, Ellis et Acton Bell. Le choix ambigu étant dicté par une sorte de scrupule de conscience à assumer des noms chrétiens franchement masculins, tandis que nous n’aimions pas nous proclamer femmes, parce que – sans suspecter à cette époque que notre mode d’écriture et de pensée n’était pas ce qu’on qualifie de « féminin » - nous avions une vague impression que les autrices étaient susceptibles d’être soumises à un examen teinté de préjugés. Nous avions remarqué comment les critiques utilisaient parfois pour leur châtiment l’arme de la personnalité, et pour leur récompense, une flatterie, qui n’est pas un véritable éloge." [Traduction personnelle]


Charlotte Brontë dénonce ici la misogynie de la critique littéraire de son temps. Les autrices qui écrivaient au XIXe siècle n’étaient pas jugées pour leurs talents et souffraient des partis pris associés au sexe féminin. Il est intéressant de remarquer que la sœur d’Emily Brontë utilise le mot "authoress", forme féminine de "author" qui est attestée depuis le XVe siècle.


La postérité a par la suite rendu à Jane Austen et aux sœur Brontë leur véritable identité. A contrario, George Eliot, contemporaine des dernières nommées, est le nom de plume de Mary Ann Evans, dite Marian, et non l’identité d’un homme. Pourtant, ce pseudonyme a bien été influencé par son amant : George Henry Lewes, un philosophe et critique littéraire. L’autrice a choisi d’utiliser le prénom de l’homme qui partageait sa vie pour publier sa première œuvre de fiction, un recueil de trois nouvelles intitulé Scenes of Clerical Life et publié en 1858.  


L'impossibilité pour les cinq autrices de revendiquer leur identité et leur propre sexe – excepté Jane Austen - représente l'une des expériences qui leur est refusée en tant qu’autrices.


Le célibat


Jane Austen, Emily et Anne Brontë ne se sont jamais mariées. Filles de pasteurs, les trois autrices sont mortes précocement.


L’autrice de Raison et Sentiments, à l’instar de ses héroïnes, était trop pauvre pour être considérée comme un parti intéressant sur le marché matrimonial. Cependant, nous savons qu’elle a accepté puis refusé en 1802, à l’âge de vingt-sept ans, une demande en mariage réalisée par une vieille connaissance. Cette union aurait été très avantageuse pour elle, mais aussi pour sa famille, car Harris Bigg-Wither – le prétendant éconduit – était bien plus riche que les Austen. La sœur de Cassandra Austen n’a jamais justifié son refus dans ses écrits. Nous pouvons simplement supposer que, tout comme Elizabeth Bennet - son héroïne -, Jane Austen souhaitait faire un mariage d’amour et non de raison, comme Charlotte Lucas. De plus Harris Bigg-Wither n’a jamais été décrit de façon élogieuse par ses proches et ceux de la femme qui l’a rejeté.  


Chez les sœurs Brontë, la pauvreté était aussi la raison de leur célibat. Les trois sœurs ont d’ailleurs étudié pour devenir gouvernantes. Seule Charlotte, à la fin de sa vie, est parvenue à se marier en imposant son choix à son père. Patrick Brontë désapprouvait l’union de sa fille avec Arthur Bell Nicholls, l’un de ses vicaires d’origine irlandaise. Cet ecclésiastique était jugé trop pauvre pour subvenir aux besoins d’un ménage. L’autrice de Jane Eyre s’est mariée en juin 1854. Malheureusement, elle est décédée l’année suivante, au mois de mars, alors qu’elle était enceinte.


Pour autant, cette impossibilité à se marier n’a pas empêché ces autrices d'écrire des romans sur le mariage, ou encore sur la passion amoureuse.


Prenons l’exemple d’Emily Brontë, morte à trente ans, qui est la créatrice des Hauts de Hurlevent. Emily, d’après ses proches et les biographes, n’a jamais eu de liaison amoureuse avérée. Elle était solitaire, et semblait préférer la compagnie des animaux.


Pourtant, dans les Hauts de Hurlevent – publié pour la première fois en 1847 -, l’autrice explore une passion amoureuse des plus violentes qui choque la réception littéraire de son temps. La critique ne pense pas qu’une femme puisse engendrer une histoire aussi barbare et cruelle. En 1850, pratiquement deux ans après la mort d’Emily, le roman est à nouveau édité mais sous le véritable nom de l’autrice.


En juillet 1848, le Graham’s Magazine, un périodique américain établi à Philadelphie, publie une critique acerbe sur les Hauts de Hurlevent :


This novel is said to be by the author of Jane Eyre, and was eagerly caught at by a famished public, on the strength of the report. It afforded, however, but little nutriment, and has universally disappointed expectation. There is an old saying that those who eat toasted cheese at night will dream of Lucifer. The author of Wuthuring Heights has evidently eat toasted cheese. How a human being could have attempted such a book as the present without committing suicide before he had finished a dozen chapters, is a mystery. It is a compound of vulgar depravity and unnatural horrors, such as we might suppose a person, inspired by a mixture of brandy and gunpowder, might write for the edification of fifth-rate blackguards. Were Mr. Quilp alive we should be inclined to believe that the work had been dictated by him to Lawyer Brass, and published by the interesting sister of that legal gentleman.  

"On dit que ce roman est de l’auteur de Jane Eyre, et qu’il a été reçu avec empressement par un public affamé, sur la foi du rapport. Cependant, il a offert peu de nourriture, et a universellement déçu les attentes. Il existe un vieux dicton qui dit que ceux qui mangent du fromage rôti la nuit rêveront de Lucifer. L’auteur des Hauts de Hurlevent a de toute évidence mangé du fromage rôti. Comment un être humain a-t-il pu écrire un tel livre, comme celui-ci, sans se suicider après avoir terminé une douzaine de chapitres? C’est un mystère. Il est un condensé de vulgarité, de dépravation et d’horreurs contre-nature, au point que nous pourrions supposer qu’une personne, inspirée par un mélange de brandy et de poudre à canon, pourrait écrire pour l’instruction de canailles de cinquième rang. Si Mr. Quilp était en vie, nous serions enclins à croire que ce travail a été dicté par lui à l’avocat Brass, et publié par l’intéressante sœur de ce juriste." [Traduction personnelle]


Heureusement, d’autres ont su reconnaitre la spécificité du roman, tels que le Douglas Jerrold’s Weekly Newspaper en janvier 1948.


[…] We strongly recommend all our readers who love novelty to get this story, for we can promise them that they never have read anything like it before. It is very puzzling and very interesting, and if we had space we would willingly devote a little more time to the analysis of this remarkable story, but we must leave it to our readers to decide what sort of book it is.

"[…] Nous recommandons fortement à tous nos lecteurs qui aiment la nouveauté de se procurer cette histoire, car nous pouvons leur promettre qu’ils n’ont jamais rien lu de tel avant. C’est très déroutant et très intéressant, et si nous avions de l’espace, nous consacrerions volontiers un peu plus de temps à l’analyse de cette remarquable histoire, mais nous devons laisser l’opportunité à nos lecteurs de déterminer quel genre de livre il s’agit." [Traduction personnelle]


Seul roman publié par Emily Brontë, les Hauts de Hurlevent déchaînent les passions lors de sa parution. Encore aujourd’hui, les lecteurs se demandent comment une jeune femme sans aucune expérience de la vie et de l’amour a pu écrire un roman qui parle aussi bien des passions. Ce débat est toujours d’actualité, et ne concerne pas uniquement les sœurs Brontë, ou encore Jane Eyre, mais aussi les auteurs et autrices de notre époque. Est-on légitime d’écrire sur tel ou tel sujet quand on ne l’a pas expérimenté soi-même ? Je pense que les autrices susnommées ont répondu depuis longtemps à cette question avec leurs œuvres respectives.



De nombreuses expériences ont été refusées à Jane Austen, aux sœurs Brontë et à George Eliot, sauf celles de pouvoir imaginer et d’écrire.





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